À la recherche du meilleur point G
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La multiplication des institutions transnationales et la création précipitée du G20 ont illustré combien les puissances établies ont perdu la maîtrise du récit de la mondialisation et de sa mise en ordre institutionnelle. C’est pour partie un effet de la crise financière, survenue chez elles et à cause d’elles, mais c’est également le fruit de la prolifération des récits critiques ou alternatifs au récit occidental (cf. les dénonciations de la colonisation et de l’impérialisme ; le XXIe siècle, épopée de l’Asie-Pacifique et de ses valeurs confucéennes, etc.). Enfin, il s’agit d’une conséquence induite et non prévue des divergences idéologiques avivées par les tensions boursières récentes. Européens et Américains divergent sur les mérites comparés des modèles de capitalisme, les vertus de l’épargne, l’opportunité de punir l’imp(r)udence de la finance ou encore la priorité à accorder aux soutiens de la reprise par rapport au redressement des finances publiques. N’étant plus en situation de cogestion du monde, en connivence d’approches diplomatiques, il n’est donc pas étonnant que le « reste du monde » cherche à se prémunir politiquement, financièrement et institutionnellement des effets de propagation des mécanismes de déstabilisation monétaire. Dès lors, comment identifier parmi les rassemblements ad hoc, tous les « G » qui ont fait leur apparition au cours des dernières décennies et qui s’étalonnent de G2 à G20 + 5 et parfois au-delà (G192), sans oublier tous ceux qui désespèrent de ne pas en être, les plus efficients et les plus utiles à la (re)définition de la gouvernance mondiale ?
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Les clubs en « G » sont des configurations qui ne sont ni de l’intégration régionale, au sens européen, ni un magistère mondial légitime, voire un cadre décisionnel pérenne et institutionnel. Dans le meilleur des cas, ils sont seulement des cadres de gouvernance voire de simples assemblages de puissances qui « recompartimentent » le monde.
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La plus emblématique de ces constructions est celle qui rassemble, depuis 2009, sous le nom de BRIC, le Brésil, la Russie, l’Inde et la Chine. Les quatre États ne représentent pas moins de 42 % de la population mondiale, 15 % de l’économie et 22 % de la production industrielle. Ils sont promis selon les projections de la banque d’investissement Goldman Sachs qui, en 2001, inventa leur acronyme, à dépasser les économies du G7 entre 2030 et 2035. Un scénario que les économies industrialisées ne peuvent négliger et un surcroît de considération politique que les dirigeants de ces pays ne sauraient sous-estimer. Cette vision prometteuse s’accommode cependant mal des différences importantes qui existent entre les quatre États associés. Assemblé principalement en raison de leurs performances économiques et de leurs aspirations de puissance, le groupement ne présente guère de garantie de stabilité. Il pourrait d’ailleurs se scinder entre les producteurs de ressources naturelles (Brésil, Russie) et ceux qui en ont des besoins exponentiels pour satisfaire une course à la croissance, indispensable pour lutter contre la pauvreté (Chine, Inde). À l’heure de la démultiplication des mécanismes d’action collective, il pourrait tout aussi bien s’élargir. Certains économistes et politologues appellent de leurs vœux la mise sur pied du BRICSA (+ Afrique du Sud), du BRICK (+ Corée du Sud), du BRICKS (+ Corée du Sud + Singapour), du BRICM (+ Mexique) ou encore du BRICSAM (+ Afrique du Sud + Mexique). Des assemblages à la cohérence incertaine et qui ne font quasiment aucune place à l’Afrique, si ce n’est à l’Afrique du Sud, et au monde arabe, le président Moubarak ayant décliné les invitations lancées à l’Égypte.
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Dans tous les cas de figure, des agrégations économiques qui n’ouvrent guère de perspectives de convergences politiques. Au sein du BRIC, les deux membres permanents du Conseil de sécurité (Chine, Russie) ne sont, pour le moins, pas les chantres des candidatures de New Delhi et Brasilia aux instances new-yorkaises. En définitive, les convergences se font à la marge et selon les circonstances. C’est si vrai que les capitales peinent à respecter les engagements déjà pris. Le projet annoncé en 2009 de créer une nouvelle monnaie pour le monde, afin de supplanter le dollar américain, ne semble plus d’actualité. Les BRIC se contentant d’envisager de commercer entre eux dans leurs monnaies. Projet, à se stade, peu réaliste compte tenu de la non-convertibilité du yuan.
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À défaut d’éteindre les divergences et les suspicions de domination chinoise sur la géoéconomie de demain ou les craintes de voir renaître un diptyque stratégique russo-américain, les BRIC, comme toutes les autres structures transrégionales de coopération, se concentrent sur l’agenda des réformes financières internationales. Ils réclament de concert une place plus importante dans les instances financières internationales (ex. Banque mondiale, FMI). Il est vrai qu’il est difficile d’expliquer que la Belgique dispose de droits de vote plus importants que les quatre éléments constitutifs du BRIC. Toutefois, cette unanimité pourrait ne pas résister à la mise en œuvre de la réforme agréée au G20 de Pittsburgh, car l’Inde et le Brésil sont également surreprésentés par la répartition actuelle des quotas et droits de vote.
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De fait, à ce stade, la coopération entre les pays du BRIC s’apparente plus à des appels rhétoriques. Il en est de même pour la plupart des regroupements qui se sont faits jour ces dernières années. Toutefois, dans le concert des organisations balbutiantes, on accordera une place à part au front dit IBSA (Inde, Brésil, Afrique du Sud) qui existe depuis juin 2003 et dont les sommets sont désormais adossés à ceux des BRIC.
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Bien que l’expression d’un multilatéralisme informel – l’IBSA ne dispose pas de secrétariat permanent –, ce forum souligne les dernières évolutions des relations internationales : la transcontinentalité des institutions, leur rétraction à un nombre limité d’acteurs au nom de l’efficacité diplomaticoéconomique (minilatéralisme) et une instrumentalisation bilatéraliste pour pallier les limites du multilatéralisme en matière commerciale.
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Certes, ce n’est pas la première fois que des institutions pluri-continentales idéologiques, territoriales, identitaires ou contestataires existent (cf. Commission trilatérale, IOR-ARC, OCI, D8) mais l’IBSA n’associe à la décision que des puissances « démocratiques » « non occidentales » et le plus petit nombre possible de pays nécessaires pour atteindre l’objectif recherché. Ce n’est pas un méta-gouvernement qui émerge mais un néorégionalisme fait de coopérations intergouvernementales (17 groupes de travail) mais aussi de dialogues non étatiques (7). C’est une stratégie de contournement des multilatéralismes engoncés dans leurs paralysies. En premier lieu, les Nations unies puisque tous les États constitutifs de l’IBSA aspirent à devenir des membres permanents du Conseil de sécurité ; en second lieu, l’OMC. Les trois membres fondateurs ne cachent pas qu’ils veulent bâtir une vaste zone de libre-échange au sens des accords commerciaux régionaux prévus à l’article XXIV du GATT, rassemblant les économies du MERCOSUR au sous-continent indien en passant par toute l’Afrique australe.
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L’objectif mercantiliste est ambitieux et non sans fondement. Le commerce entre les trois États a fortement progressé au cours du septennat écoulé (+ 156 %) mais il demeure encore très modeste. Il a atteint 10 milliards de dollars en 2008, une valeur qu’il faut ramener à sa juste proportion car, la même année, le commerce sino-brésilien s’élevait, à lui seul, à 43 milliards. Autrement dit, on assiste à une construction symbolique où l’interrégionalisme sert à esquisser les coopérations de demain (ex. agriculture, aviation civile, e-gouvernance, énergies renouvelables, fonds commun pour la recherche et le développement, etc.), une culture commune de coopérations dans les enceintes internationales voire de solidarité (ex. un fonds d’aide humanitaire a été confié au PNUD pour des projets à Haïti, au Laos, au Burundi, au Cap vert et en Guinée Bissau).
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Même si l’IBSA est aujourd’hui moins visible et influente que ses trois États membres pris individuellement et ne peut être, à ce stade, considéré comme un acteur international significatif, son rôle de parapluie pour de multiples initiatives permet de combiner les intérêts des États au renforcement des échanges entre les sociétés civiles (ex. entrepreneurs, associations de femmes, universitaires, etc.). Un nouveau paradigme de la coopération Sud-Sud ? C’est trop tôt pour l’affirmer mais il s’agit de faire entrer en résonance des États et des sociétés démocratiques, multiculturelles, multiethniques, multilinguistiques et extrêmement diverses sur le plan religieux. Un plus, en cas de succès, pour toute la communauté internationale. Mais n’étant pas les seuls à pouvoir constituer un forum des pays en voie de développement, les membres de l’IBSA vont devoir se montrer subtiles dans leur affirmation d’incarner les aspirations de tous les pays en voie de développement et leur image de leader régional ambitieux. L’Argentine, le Nigeria ou le Pakistan, par exemple, les appelleront certainement, tôt ou tard, à plus de modestie et de partage des rôles dans la construction des interrégionalismes voire à modérer l’affirmation de leurs intérêts propres sur la scène internationale. Car si la nécessité de la coopération internationale interétatique fait peu débat, le concert des puissances et la fragmentation des institutions régionales gênent les « petits » qui ne sont pas attablés et tous ceux qui sont attachés à une approche institutionnelle et globalisante des problèmes du monde.