Stratégies d’influence similaires
15
Les acteurs non étatiques participent ainsi au travail multilatéral à côté des États. Qu’on l’appelle influence, advocacy ou pour les entreprises business diplomacy, le but et la méthode de tous ces acteurs, publics et privés, sont les mêmes : impacter la prise de décision multilatérale par la proposition et la conviction. Ce mode de fonctionnement est dans son principe tellement éloigné du nôtre en France que nous avons (encore) tendance à systématiquement dénigrer ou soupçonner ce qui n’est qu’un mécanisme démocratique différent : l’expression argumentée de tous les intérêts fournit aux décideurs publics des informations et des propositions entre lesquelles celui-ci arbitre, puisqu’aussi bien les fonctionnaires (internationaux en l’occurrence) ne sont pas experts en tous domaines. La réalité peut naturellement être plus nuancée mais le principe est bien celui-là. C’est selon ces processus, à peine simplifiés, que des règles du jeu mondiales se mettent peu à peu en place, sans bruit pour la plupart.
16
L’expression « influence multilatérale » est devenue quasi-synonyme de « mode de décision multilatérale ». Les décisions et règles sont issues de confrontations de lobbies, publics, privés ou en partenariat. La montée en puissance des lobbies privés a permis de multiplier les sources d’information et de proposition mais a aussi relativisé le rôle des États membres qui se maintiendraient hors de ces pratiques d’influence. C’est ainsi que dans leurs activités de diplomatie économique, les États modernes les ont intégrées, à côté de modes plus régaliens. En même temps, sensibles aux accusations d’opacité, les organisations internationales ont développé des modes de consultation nouveaux, utilisant là encore les possibilités de l’Internet : par exemple, les consultations publiques sur le web systématisées par la Commission européenne avant toute grande décision, en amont parfois ou sur la base d’un livre vert. Ces consultations peuvent aussi être physiques comme le fait la Banque mondiale qui réunit les « parties prenantes », nom générique donné à tous ces acteurs nouveaux, sur les sujets globaux (éducation par exemple).
Pratiques de l’influence
17
L’influence va plus loin que le lobbying : elle repose sur des stratégies de relations et de conviction de long terme, de lancement d’idées, en amont de l’ouverture de discussions officielles et parce que celles-ci ont été anticipées (ou délibérément voulues), reposant sur des alliances entre acteurs clés, de préférence de natures diverses. Toute la gamme est ouverte, de la coordination entre État et entreprises, entre celles-ci et ONG ou think tanks, ou entre eux tous, ces acteurs étant si possible de nationalité différente. Les alliances sont évidemment variables dans le temps et selon les sujets. En mode défensif, il faut donc identifier en amont les doctrines et concepts nouveaux émis par nos partenaires concurrents. Il faut repérer ces actions de préférence avant même qu’elles ne soient parvenues dans les enceintes internationales.
18
S’appuyant sur une connaissance aussi parfaite que possible du « terrain de jeu », de ses risques, de ses menaces et de ses opportunités, l’influence est le stade le plus abouti de l’intelligence économique. Elle procède par des interventions ciblées et coordonnées. Il ne faut pas toujours réagir et se défendre, mais aussi prendre l’initiative. Beaucoup d’États se sont dotés de cellules qui au plus haut niveau orientent ces actions.
19
À noter que l’influence est liée à l’image, affirmation particulièrement vérifiée dans les enceintes multilatérales. La capacité d’influence d’un acteur est certes fonction d’abord de la pertinence de sa méthode et des contenus qu’il présente, mais elle peut être renforcée ou affaiblie par une image ou une réputation médiocres, qu’il s’agisse d’un État ou d’une entreprise. Pour ces dernières, y compris multinationales de très grande taille et puissance, l’image de leur pays d’origine peut constituer un avantage ou un inconvénient, selon les cas (voir les boycotts de filiales étrangères à la suite d’un discours ou d’un acte venant de leur État d’origine). La réciproque est moins vraie mais pas totalement absente. Les « marques » publiques et privées sont liées.
20
On ne peut traiter séparément la présence dans les organismes internationaux, l’expertise internationale, le rayonnement culturel. Ces champs s’appuient les uns les autres et doivent être conçus ensemble. C’est pourquoi les États modernes se dotent de stratégies d’amont qui les englobent tous. En pratique, trois principaux écueils sont à éviter. Le premier est de se focaliser sur l’outil : par exemple, soutenir l’expertise française auprès des institutions internationales n’est pas une fin en soi mais un outil des plus utiles qui doit être mis au service de priorités à long terme préalablement définies. Le second, fréquent en France, est de confondre rayonnement/ influence et communication.
21
Enfin, la présence dans les enceintes multilatérales est nécessaire mais pas suffisante. Il est indispensable d’apporter du « contenu » et de le défendre de manière convaincante. En matière d’influence, fond et forme sont indissolublement liés. L’influence s’exerce volontiers par l’apport de concepts, techniques et moraux souvent liés, servis par une utilisation professionnelle des réseaux, réels et virtuels et par l’image. Le développement durable est le cas-type d’un concept hyperfécond, qui a permis des déclinaisons dans tous les domaines.