4/ concert des nations à la cacophonie des organisations : le nouveau visage du multilatéralisme
parFrançois Danglin
Chercheur associé à l’Institut Choiseul.
Q ue seront devenues, dans trente ans, les puissances dites « émergentes » aujourd’hui ? Feront-elles l’objet d’une contestation de leur rôle par de nouveaux venus ? Auront-elles pris en charge les responsabilités internationales que nous les pressons d’assumer ? Seront-elles assemblées, regroupées, dans le sens de nos intérêts et dans l’un de ces innombrables formats que nous voyons à l’œuvre depuis un quart de siècle ? Se transformeront-elles en de nouveaux hégémons ou en bâtisseurs d’un nouveau multilatéralisme représentatif du plus grand nombre et respectueux des plus démunis voire des générations futures ? À ce stade, il est encore trop tôt pour répondre à ces questions mais nous assistons à un multilatéralisme débridé qui ne cesse de générer de nouveaux rassemblements interétatiques. Ce multilatéralisme décardinalisé est accentué par une crise économique et financière qui a, certes, accéléré des ajustements de la gouvernance mondiale mais en a également dévié le cours. Même si les réformes présentes s’articulent autour d’une seule nouvelle institution, le G20, et répondent à des principes affichés de longue date, l’élargissement précipité de ce hub inédit a déstabilisé la stratégie d’intégration progressive et conditionnelle des pays émergents envisagée par les Européens. Elle les prive même de bien des leviers nécessaires à la mise en œuvre de leur politique. Face aux émergents désormais placés sur un pied d’égalité au sein du G20 et renforcés au sein des institutions financières internationales, les Européens dont l’agenda est particulièrement exigeant envers leurs nouveaux partenaires, ne sont pas en position de force suffisante pour imposer ni même proposer à ces derniers des compromis dès lors que les intérêts économiques fondamentaux sont en jeu. Néanmoins, la crise financière a installé le G20 plus que tout autre club de pays dans le paysage international. Maintenant, il n’en reste pas moins à savoir si les manœuvres diplomatiques en cours autour de cette instance mais aussi des autres structures éponymes peuvent répondre aux enjeux d’une nouvelle gouvernance mondiale.
La prolifération des clubs de rencontre
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Cinq sommets du G20 (Washington, novembre 2008 ; Londres, avril 2009 ; Pittsburgh, septembre 2009 ; Toronto, juin 2010 ; Séoul, novembre 2010) ont tenté, avec plus ou moins de succès, de remodeler le fonctionnement de l’économie mondiale. Toutefois, la (ré)organisation de la gouvernance de la planète n’est pas le fruit de leurs seuls efforts. À chaque année s’ajoutent sur la scène internationale de nouvelles organisations de coopération, fruits d’une expression égotique de puissance des pays émergents et d’une quête de coopérations internationales « productives ».
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La Guerre froide achevée, le multilatéralisme s’est désidéologisé. Il a laissé la place à de nouveaux regroupements « pragmatiques ». Les coopérations interétatiques n’ont plus vocation à être impulsées et instrumentalisées par les hyperpuissances comme elles l’ont été de la fin de la Seconde Guerre mondiale à la décennie 1980. Elles expriment, aujourd’hui, un unilatéralisme « doux » et non confrontationnel avec l’Europe et/ou les États-Unis. Mais elles suscitent aussi des attentes limitées des États et des citoyens du monde.
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Les configurations d’un multilatéralisme renaissant se sont d’abord exprimées dans le cadre de l’affirmation des identités géographiques et continentales. À ce jeu, l’Europe et l’Asie orientale se sont montrées particulièrement inventives non seulement pour ordonnancer leur espace (ex. Union européenne, ASEAN + 3, Triangle de coopération Chine-Corée-Japon) mais aussi leurs relations avec leur étranger « proche ». L’Asie a ainsi agencé, en moins de deux décennies, des partenariats avec l’Union européenne (ASEM), les Amériques (APEC, FEALAC), l’Afrique (AASROC), le Moyen-Orient (ACD, CICA) et développé, en son sein, de multiples organisations transnationales (ex. ACMECS, BIMSTEC, GMS, MGC, MRC, Triangles de croissance, etc.).
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Ce multi-multilatéralisme a eu un pouvoir égalisateur de puissance. Aucun État ne s’est avéré en mesure de prendre l’ascendance sur telle ou telle institution et d’en ordonnancer durablement l’usage et les travaux à son seul profit. Une praxis qui ne cesse de s’étendre, qui nourrit la contestation d’un Conseil de sécurité des Nations unies atrophié. Elle devient même une exigence pour le bon fonctionnement des fora qui s’installent sur la scène internationale.
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Alors que les hyperpuissances passées, notamment des deux côtés de l’Atlantique, ont compris voire admis cette exigence, la fédération de Russie semble s’y montrer encore rétive. Sa culture politique refuse de l’adopter dans la gestion de son multilatéralisme de proximité (CEI, OCS, OTSC), oubliant que le leadership se mérite et s’appuie, dans un monde ouvert, sur l’exemplarité du comportement autant que les démonstrations de force. Une volonté de domination du Kremlin qui a généré, ipso facto, un multilatéralisme de réaction, de défiance pour ne pas dire d’hostilité (cf. GUAM, GUUAM). Une situation rare de nos jours car, sous nos yeux, c’est un monde « apolaire » qui se bâtit au travers d’un multilatéralisme à la carte car aucune nation ne peut prétendre relever, seule, les principaux défis du moment et à venir.
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Dans ce nouveau mécano des rapports interétatiques, les États-Unis se trouvent dans une situation singulière. Ils ne feignent même pas de s’associer à de nouvelles organisations ou de les faire émerger ; satisfaits que leur influence se perpétue autour de leur monnaie, des traités de sécurité en vigueur et d’un monde convaincu de la nécessité de se développer selon les règles du libre-échange. Quant au « rival » chinois, il est clair qu’il a décidé, pour l’heure, de ne pas se laisser embarquer dans des responsabilités internationales structurantes qui compliqueraient la gestion de ses propres défis nationaux et vitaux pour la perpétuation de l’influence du Parti communiste et de ses affidés (ex. croissance économique, environnement, tensions sociales, etc.). Exit donc un monde unipolaire ou bipolaire agencé autour des hyperpuissances, place à celui des organisations ad hoc mais au prix de malmener, d’ignorer le multilatéralisme onusien. Pourtant, la légitimité des Nations unies, fondée sur le droit, leur caractère universel et le principe d’égalité souveraine entre les États membres reste indépassable dans le système international actuel. L’oublier serait prendre le risque, pour les Européens notamment, d’abandonner un large espace politique aux pays les plus radicaux du G77, toujours prompts à utiliser les enceintes universelles des Nations unies comme tribunes de contestation.
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Tout en étant attentif à ne pas faciliter la tâche des puissances qui voudraient s’exonérer de leurs propres responsabilités internationales reste à comprendre quels sont les regroupements transnationaux les plus prometteurs et les plus efficaces pour consolider l’architecture globale des relations internationales.