Expansion de la sphère multilatérale
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Si en matière économique multilatérale on pense toujours à l’OMC et aux institutions dites de Bretton Woods (FMI, Banque mondiale et ses « filiales »), il faut aussi compter avec les nombreuses institutions spécialisées, agences et programmes de développement des Nations unies concernant le travail, l’environnement, l’alimentation, le climat, l’énergie bien sûr, l’aide au développement et même la réduction de la pauvreté puisqu’il est aujourd’hui admis que celle-ci est liée aux investissements internationaux et à l’adaptation des marchés domestiques aux marchés mondiaux.
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En outre, les institutions économiques régionales se sont multipliées, certaines comme l’OCDE ayant une influence au-delà des territoires de leurs membres, de même que les zones, associations et accords régionaux, sans oublier bien sûr l’Union européenne, certes institution sui generis beaucoup plus intégrée, avec ses règles internes mais aussi ses partenariats et accords économiques avec le reste du monde. Par parenthèse, ces organisations régionales ne sont pas un obstacle au multilatéralisme global mais au contraire un accompagnement et une forme de dissémination de son esprit et de ses valeurs fondamentales (actuelles). Enfin, à côté des institutions, se sont développées des structures de coopération de type groupes de pays (les G…), conférences ad hoc et sommets.
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Dans tous ces lieux se déploient des stratégies économiques menées ou encadrées par des diplomates, en parallèle ou en partenariat avec des acteurs privés. Car dans le champ multilatéral, la diplomatie économique n’est plus réservée aux États.
Multiplication des acteurs multilatéraux
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Le multilatéralisme est en principe un mode de relations entre États. Mais dans la dynamique libérale de notre mondialisation, les intérêts économiques et financiers privés dirigent de plus en plus de secteurs et se déploient dans les institutions internationales concernées. Ils y trouvent des ONG en contrepoint. Ces deux types d’acteurs font parfois eux-mêmes la règle ou la norme multilatérale. Cette évolution était anticipée [3][3] Voir par exemple intervention de l’auteur au séminaire... mais les questions de concurrence des pouvoirs et de limites de souveraineté qu’elle pose – qui sont au cœur des problématiques de la crise actuelle – ne semblent pas avoir encore de réponse opérationnelle.
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De grandes entreprises et banques, des fonds, des organisations non gouvernementales (ONG), sont devenus des acteurs mondiaux de premier plan et des interlocuteurs privilégiés des organisations internationales, les uns par leur poids financier, les autres par leur poids « moral » revendiqué et reconnu depuis les événements de Seattle, en novembre-décembre 1999 lors de l’ouverture du round de l’OMC. Ces événements furent un bel exemple d’influence sur l’opinion mondiale grâce aux technologies de l’information.
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Les institutions internationales ont encouragé ce mouvement, pour disposer d’interlocuteurs agissant à leur niveau, mondial, les États étant limités par leurs intérêts territoriaux. Les entreprises multinationales et associations professionnelles internationales (du type Chambre de commerce internationale – CCI – ou World Business Council on Sustainable Development, WBCSD), les ONG et toute la myriade d’organismes de création d’idées (think tanks, forums, sommets réguliers de type Davos et autre instituts internationaux) sans oublier les syndicats internationaux de travailleurs sont ainsi devenus des « parties prenantes » très présentes et appréciées des institutions auxquelles elles fournissent des idées, arguments, positions, dans la plus pure tradition du lobbying américain.
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Cette fonction normative des parties prenantes s’exerce aussi au sein d’organisations multilatérales privées, conduisant à la production de normes privées qui s’appliquent soit volontairement (chartes et codes professionnels), soit par leur reconnaissance publique (exemple des normes comptables et financières de l’IASB en Union européenne), soit encore par leur recommandation voire prescription (exemple de certaines rules de la CCI ou de contrats-types fortement conseillés ou demandés dans les appels d’offres multilatéraux). Ces normes et règles non contraignantes – qui peuvent aussi être publiques (par exemple les Principes directeurs et Codes de conduite de l’OCDE pour les multinationales) – sont appelées soft law et sont contrôlées non par des juges mais, médiatiquement, par des organisations de la société civile (c’est le naming and shaming, très facilité par l’information globale permise par Internet). Ajoutons-y le développement de la normalisation et de la certification privée, laquelle constitue une garantie ou un pré-contrôle utile d’un point de vue d’image et de compétition, ainsi que la production de normes-outils, notamment en matière de développement durable, devenue un véritable business pour quelques grands cabinets et associations.
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La montée en puissance des acteurs privés n’est pas due qu’au poids des marchés. Elle procède d’une volonté multilatérale très suivie. Depuis la conférence de l’ONU de Johannesburg, en 2002, la participation du secteur privé est considérée comme une nécessité pour la recherche du développement durable : « Nous nous accordons à penser que dans le cadre de ses activités légitimes, le secteur privé dans son ensemble, c’est-à-dire les grandes entreprises comme les petites, a le devoir de contribuer à l’émergence de communautés et de sociétés équitables et durables [4][4] Extrait du Plan d’action du sommet de Johannesburg,... ». Cette orientation a été confirmée par le Global Compact, engagement volontaire lancé par le secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan, en 2000, à l’adresse des entreprises et organisations multinationales.
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Cette vision transfère clairement une part de la responsabilité souveraine des États, qui en principe sont seuls à régler les rapports sociaux, vers le secteur privé. Elle confie aux entreprises un nouveau rôle citoyen, sans rapport direct avec la recherche de profit qui est le fondement traditionnel de leurs activités et jusqu’alors la seule justification de leur existence. Encore faut-il que ce secteur privé soit « propre », irréprochable, le plus « légitime » possible : les règles de responsabilité sociale sont conçues dans ce sens.