Culture et religion, le temps de la « sainte ignorance »
La déconnexion culture – religion
Le philosophe et sociologue Olivier Roy vient de publier un livre sur les rapports entre la religion et la
culture 1. Cet ouvrage très documenté propose une analyse fouillée et pose des questions difficiles
sur le positionnement des religions au sein de la mondialisation.
L’auteur analyse l’histoire des liens entre culture et religion. Au XXIème siècle nous entrons dans une
relation inédite et qui n’est pas sans poser des questions décisives aux quelles il n’est pas simple de
répondre.
Après des siècles où la religion était en connexion étroite avec la culture, nous connaissons des
temps où la rupture est de plus en plus marquée entre les deux. La longue période où chacun dans la
société partageait peu ou prou les mêmes valeurs morales qu’il soit croyant ou non, catholique ou
anticlérical, est derrière nous. La référence religieuse sous jacente à la vie sociale se marginalise et
sort de plus en plus du champ culturel. Les nouveaux comportements et valeurs s’individualisent et
s’éloignent de toute référence religieuse. La culture repousse la religion au dehors. Elle s’installe
dans la « sainte ignorance », dans l’absence de connaissance religieuse. Mais c’est aussi la religion
elle‐même qui, portant un regard de plus en plus critique sur la culture contemporaine dans laquelle
elle perçoit une résurgence de formes païennes, prend distance.
Or, en se découplant de la culture, la religion prend une forme plus radicale. Affranchie des
compromissions avec les cultures particulières, elle devient pure et dure.
Pour l’auteur, la culture est en effet ce qui rend le religieux plus ouvert et plus englobant. Quand la
culture et la religion étaient liées ensemble, ce qui importait alors c’était la conformité des
comportements bien plus que l’adhésion de la foi. Du même coup, tout un dégradé d’appartenances
était admis. Il était possible de se reconnaître chrétien sans témoigner pour autant d’une grande
ferveur croyante. En retour, la religion apportait ses repères moraux, sa symbolique unificatrice et
son sens à l’existence.
En terre trégorroise, par exemple, il n’y a pas si longtemps, on pouvait être non croyant et pourtant
accepté comme catholique pourvu que certains marqueurs fussent respectés : un minimum de
pratique religieuse, une conformité des actes publics à ses valeurs morales. Dans ce contexte, le
catholicisme supportait les tièdes.
A l’inverse du catholicisme, le protestantisme dans ses formes évangélique et pentecôtiste s’est
construit dans un hors champ de la culture. Très vite, il s’est opposé à la culture quelle qu’elle soit
considérée d’emblée comme païenne. Il appelle à s’engager totalement dans la foi, dans l’obéissance
aux préceptes moraux et la soumission à la Parole. Dégagée de toute culture, la religion redevient
« pure ».
Cette forme religieuse est en phase avec notre temps. Parce qu’elle répond à la quête identitaire,
communautariste, affective et mobile, elle est mondiale. Affranchie de la culture, la religion se
radicalise et se délocalise. Elle se fait prosélyte. Elle simplifie son dogme et son histoire, jusqu’à
parfois mépriser la science théologique, d’où ici aussi une « sainte ignorance ». Les
fondamentalismes et les extrémismes trouvent là leur terreau. Partout, de plus en plus d’hommes et
1 Olivier Roy, « La sainte ignorance » le temps de la religion sans culture
éditions du seuil, octobre 2008
de femmes ont accès à toutes sortes d’éléments religieux dispersés et décrochés de leur lieu
d’origine. Des conversions individuelles, des passages d’une religion à une autre, sont donc
désormais possibles à grande échelle sur toute la planète. De ce fait, l’auteur ne croit pas à un retour
du religieux, pas davantage en un choc des civilisations. Nous aurions plutôt à faire à une véritable
métamorphose du religieux.
Quand le christianisme fait son deuil de toute prétention à inspirer une culture globale sécularisée, il
tend à prendre les traits d’une sous‐culture minoritaire inscrite dans le multiculturalisme
contemporain. C’est d’ailleurs ainsi qu’aujourd’hui des Eglises ont tendance à revendiquer leurs
droits. Elles en appellent au respect d’une communauté particulière au même titre que bien d’autres,
ce faisant elles entérinent une rupture de fait avec leur statut de référence culturelle globale,
commente Olivier Roy.
Ayant sans état d’âme relégué dans le passé toute volonté de composer avec les cultures, le néoprotestantisme
est d’emblée plus accordé à cette mutation. De ce fait, le pentecôtisme est la religion
qui connaît aujourd’hui l’expansion mondiale la plus forte sur tous les continents. Il devient la
religion dominante actuelle qui tend à formater plus ou moins chaque religion. Mais c’est chaque
religion qui se recompose dans ce qui est devenu un grand marché. Cette évolution du religieux,
Olivier Roy l’observe partout. Fin connaisseur du moyen Orient, il la remarque fortement dans l’Islam
mais aussi dans bien d’autres mouvements religieux.
Sous la poussée des communautés nouvelles et des mouvements de réveil, peu à peu, cette manière
de vivre la foi est entrée dans le catholicisme. Le pontificat de Jean Paul II l’a favorisé. En France,
mais, c’est ici une appréciation personnelle, on peut dire que d’une certaine manière la dynamique
d’aller au coeur de la foi répond à cette nouvelle donne. L’insistance à revenir au coeur de la foi, à
passer d’un héritage culturel à la proposition de la foi, à se penser en communauté minoritaire, à
entrer dans une pastorale de l’initiation, prend ainsi en compte la sortie des temps de chrétienté. On
voit mal aujourd’hui en effet comment ne pas encourager les chrétiens à s’avancer de plus en plus
communautairement au coeur de la foi pour qu’ils tiennent debout humainement et spirituellement
dans une société dans laquelle la culture ambiante n’est plus porteuse. De ce fait, tenir dans la foi
suppose aujourd’hui bien d’autres exigences qu’hier.
Cela dit, on peut percevoir dans le livre d’Olivier Roy une invitation à mesurer plus finement les
conséquences de cette évolution. Et c’est ici que « la sainte ignorance » pose des questions bien
difficiles à résoudre pratiquement. Des questions que chaque pasteur croise quotidiennement à
chaque carrefour !
Des questions pastorales difficiles et quelques propositions
Dans cette évolution, on voit bien ce que le christianisme peut gagner. Les croyants s’en trouvent
plus impliqués dans leur foi dans des communautés plus ferventes, soucieuses de proposer l’Evangile
au monde. L’Eglise renforce ses exigences et favorise l’avancée au coeur de la foi. Elle a le souci de
former des chrétiens « adultes dans leur foi ».
Cependant il s’agit aussi de regarder ce que le christianisme risque de perdre dans cette
métamorphose. Je me livre ici à quelques considérations plus personnelles.
La question pourrait être celle‐ci : jusqu’où peut‐on s’engager dans une sortie du religieux de la
culture pour un christianisme confessant plus exigent ? Peut‐on encore tenir une pastorale qui donne
droit à l’un et à l’autre ? C’est d’ailleurs ce que l’Eglise catholique en France donne l’impression de
faire, tentant de concilier ou plutôt ballotant entre ces deux pôles qui apparaissent de plus en plus en
tension : afficher sa position de référence culturelle globale ou manifester le particularisme de la
confession croyante.
En Bretagne particulièrement la question est sensible car le catholicisme a entretenu des relations à
la fois complexes et serrées avec notre culture et qui perdurent encore d’une certaine manière. Faire
le deuil purement et simplement de ce lien n’est pas si évident.
Ce qui est en jeu pastoralement c’est de laisser place à différents modes d’appartenance chrétienne
et donc de ménager des cheminements possibles qui ne soient pas enfermés dans le tout ou rien, le
tout dedans et le tout dehors. Donner droit à ce que des hommes et des femmes se revendiquent du
catholicisme sans y mettre la même exigence mais au titre d’un patrimoine dont ils se sentent encore
redevables et liés. Mais alors à quelle position mettre le curseur de l’appartenance ? Nous
rencontrons cette question si souvent dans la pastorale sacramentelle par exemple, qu’on pense aux
dernières agitations concernant la préparation au baptême.
La lettre aux catholiques de France tout en appelant à former les chrétiens au coeur de la foi, prenait
soin d’inviter à entrer dans un regard évangélique capable de reconnaître la vie de l’Esprit à l’oeuvre
en tout homme dans le monde. C’est ainsi qu’elle résiste à marquer trop fortement les frontières qui
peuvent s’instaurer entre les croyants et les non croyants.
Ce qui est en jeu c’est aussi de préserver l’inscription du catholicisme dans notre culture. La religion
peut‐elle être aujourd’hui encore une source d’inspiration pour des valeurs qui imprègnent notre
culture dans son consensus morale et esthétique, sans que cela requière nécessairement de partager
la foi ?
La question est difficile parce que des lignes de rupture apparaissent de plus en plus surtout en
matière de morale familiale et sexuelle, notamment sur les sujets brulants que sont par exemple la
place de la femme, l’homosexualité ou la parentalité. Dans les domaines sociaux et politiques,
cependant, la doctrine sociale de l’Eglise est d’une grande actualité. L’Eglise catholique a été en
Bretagne un facteur déterminant dans la promotion sociale et économique de notre région. Mais la
religion quand elle est séparée de la culture a tendance à déserter le terrain de la construction d’une
société plus juste et fraternelle en partenariat avec d’autres. L’humanisme chrétien, ressourcé à
l’Evangile, peut‐il être encore source d’inspiration pour le discernement et les choix éthiques de
notre société ?
Sur le plan symbolique, on pense à tout l’intérêt manifesté aujourd’hui c