Mutation des relations entreprises-États
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Les relations entre États et sociétés deviennent chaque jour plus complexes et ambiguës. Elles nécessitent une approche nouvelle. La diplomatie économique prend une importance majeure dans cette nouvelle donne.
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Dans un monde en réseau, les flux internationaux (de biens, de services, de talent, de capital), incarnés par les sociétés privées internationales, rentrent dans des alliances compétitives avec les substrats géographiques (pays, régions ou métropoles) qui accueillent et combinent ces flux.
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Les États et les régions cherchent à séduire les grands acteurs économiques mondiaux afin de générer un double bénéfice : fiscal par prélèvement sur la valeur ajoutée produite et social par création d’emplois qualifiés.
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Ils se méfient toutefois d’organisations qui peuvent à tout moment se projeter dans d’autres régions du monde et dont le poids ne cesse de grandir. Les chiffres reflètent cette nouvelle puissance. Les 500 premiers groupes mondiaux représentent 52 % du PIB mondial. L’investissement direct à l’étranger dépasse, malgré la crise, 1 200 milliards d’euros – soit le PIB de l’Espagne – générant annuellement près de 3 millions d’emplois.
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Paradoxe de taille : les partenariats public-privé (PPP) y compris transnationaux augmentent dans de nombreux pays à l’heure où les conflits larvés ou explicites entre États et entreprises se multiplient. Lancés en 1992 outre-Manche, ils représentent déjà entre 10 % et 15 % des investissements publics britanniques.
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Une tension supplémentaire dans les relations États-sociétés vient de la difficulté pour un État, habitué historiquement à nouer des relations avec d’autres pays, à attribuer une identité aux groupes avec lesquels il interagit. Conséquemment certaines sociétés commencent dans leurs stratégies de diplomatie économique à se positionner en termes identitaires : organisation nationale, multinationale, transnationale ou globale. Parfois en jonglant avec plusieurs concepts.
Diplomatie économique d’entreprise et nationalités
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Pour les États, les repères d’évaluation identitaires des sociétés sont brouillés – occasionnellement à dessein – car les critères sont multiples et souvent contradictoires. Doivent-ils prendre en compte le pays abritant le siège social, la nationalité du P.-D.G. ou celle des actionnaires ? La focalisation sur le pourcentage des ventes par pays et les lieux principaux de production ou de recherche et de développement est-elle plus pertinente ?
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Ikea, fondé par le Suédois Ingvar Kamprod en 1943 et archétype des groupes suédois familiaux, est contrôlé par la fondation Stichting Inga de droit néerlandais. En 2006, lors de la bataille pour l’acquisition d’Arcelor (siégeant au Luxembourg), le groupe Mittal de droit anglo-néerlandais était fréquemment décrit comme une société indienne en conflit avec un groupe français. Cent cinquante ans après les premières commandes de l’impératrice Eugénie à Louis-François Cartier, la marque-symbole du luxe parisien dépend du groupe suisse Richemont. La société est elle-même dirigée par un Sud-Africain, Johann Rupert, qui en détient presque la moitié des parts.
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Accenture, cabinet de conseil mondial d’origine américaine, siège à Dublin depuis septembre 2009. Est-il américain ? européen de fraîche date ? ou plutôt transnational car ses 200 000 employés et ses associés se répartissent sur les cinq continents ? Enfin, les nominations en septembre 2010 de l’Allemand Léo Apotheker (ex-SAP) à la tête de HP et celle de l’Américain Stephen Elop (ex-Microsoft) aux rênes de Nokia signifient-elles que les deux groupes ont traversé l’Atlantique en sens inverse ? Dans le maelström mondialisé, les frontières peuvent s’estomper et les illusions d’optique sont légion.
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Dans leur positionnement diplomatique, les sociétés internationales doivent par ailleurs gérer leur montée en puissance perçue comme une menace par nombre d’États. L’évolution des rapports de force depuis une génération est frappante. Naguère entreprises publiques, beaucoup de grands groupes ont connu des privatisations partielles dans les années 1980 ou 1990, avant de compter l’État comme actionnaire influent aux côtés d’investisseurs institutionnels (l’équivalent des « zinzins » français). Depuis quelques années, on assiste à un renversement des rôles. Certaines multinationales, banques ou fonds deviennent quasi-actionnaires d’États via le placement de leur trésorerie en obligations d’État ; d’autres se portent acquéreurs d’entreprises publiques mises en vente par des pays désireux d’alléger leur dette, devenue intolérable. Cette tendance pourrait s’accélérer. Avant même l’arrivée de David Cameron, en octobre 2009, le gouvernement travailliste de Gordon Brown avait lancé une privatisation estimée à 16 milliards de livres. Le périmètre incluait des secteurs stratégiques comme les 33 % de participations dans le consortium nucléaire européen Urenco. Le gouvernement grec lui a emboîté le pas depuis la crise majeure qui secoue le pays, dévoilant en juin 2010 son intention de privatiser largement les secteurs des transports et de la Poste. Le vice-Premier ministre russe Igor Chouvalov a quant à lui annoncé le 20 octobre 2010 un vaste programme de privatisations (pour un montant estimé à 42 milliards d’euros sur cinq ans).
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Ces ouvertures contraintes par l’ampleur des déficits se conjuguent paradoxalement à des velléités protectionnistes visant à séduire des opinions publiques échaudées par les effets de la crise économique de 2007-2009. Ce repli amène les entreprises à se positionner en organisations « multinationales » au sens littéral du terme, c’est-à-dire à se recentrer sur quelques marchés où les sociétés sont perçues comme des acteurs nationaux.
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À l’heure où un magazine français vient de faire sa une sur « les entreprises les plus patriotes », McDonald’s souligne qu’il est le premier recruteur de France avec plus de 15 100 nouveaux emplois annuels. Dans un souci similaire de bonne citoyenneté française, Disney a demandé à Ladurée de créer un macaron pour le groupe. Le pape de la cuisine moléculaire Thierry Marx a été lui aussi mis à contribution pour réinventer le pop-corn et le cookie maison. L’entreprise apprécie que l’on rappelle lors de l’exposition Walt Disney au Grand Palais que le père de Mickey a été inspiré par les illustrateurs Gustave Doré et Honoré Daumier. Tout récemment elle a choisi la diva nationale Isabelle Adjani pour présenter son dernier film d’animation Raiponce.
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Siemens qui avait depuis longtemps cette approche « glocale » communique toujours avec force sur les actions menées localement. HSBC a été un autre précurseur de ce positionnement hybride avec sa campagne « The world’s local bank » lancée en 2002. La banque continue de marteler qu’elle se sent partout chez elle du fait de sa sensibilité interculturelle. On assiste à un retour des sociétés mondiales vers des approches plus territoriales.
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Dans le domaine militaire, sensible par essence à la question de la nationalité ou du positionnement politique, des sociétés telles que Thalès ont prôné avec succès une approche multinationale segmentée. Le géant de l’électronique de défense se veut « national » sur ses principaux marchés dont la France, la Grande-Bretagne, les États-Unis. En juin 2002, le P.-D.G. d’alors, Denis Ranque, a célébré les quatre-vingt ans de l’implantation du groupe en Hollande autre pays important pour le groupe pour ses solutions navales. L’accent était mis sur l’histoire locale de la filiale née des besoins de la marine néerlandaise.
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Dans cette diplomatie économique multinationale des entreprises (opposée ici à une approche transnationale ou « globale »), la focalisation se fait en priorité sur un nombre limité de relations entreprise-État. Cette tendance dans les relations extérieures des grands groupes va sans doute s’accentuer. Elle permet en effet de lutter contre le repli de certains États. Le chiffre d’affaires de sociétés « mondiales » est en effet souvent généré dans un nombre limité de pays. On voit dès lors l’émergence d’une diplomatie d’entreprise duale pour les grands groupes se positionnant en acteurs nationaux sur leurs marchés principaux (et dans les pays les plus protectionnistes) et globaux dans les autres régions du monde.
Diplomatie économique des entreprises et gestion des crises
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Parmi les rôles primordiaux de toute diplomatie figurent la prévention des conflits ainsi que la gestion des crises. Les entreprises se frottent de plus en plus aux États dans des configurations diverses telles que les tentatives étatiques de nationalisation ou des conflits autour de la définition de la souveraineté publique.
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L’industrie informatique, stratégique à bien des égards, cristallise nombre de conflits entre groupes transnationaux et pays jaloux de leur indépendance. Selon le quotidien Vedomosti, l’État russe envisagerait de s’équiper de solutions logicielles indépendantes de Windows tandis que l’Inde a annoncé en octobre 2010 vouloir sécuriser ses infrastructures informatiques en développant son propre système d’exploitation.
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Google ferraille régulièrement avec des États qui lui reprochent d’empiéter sur leur domaine. En France, le débat est devenu vif en 2009 au sujet de la participation éventuelle de la société au programme de numérisation de la Bibliothèque nationale de France.
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La visite du P.-D.G. de Google Eric Schmidt à l’Élysée en septembre 2010 a été l’occasion d’une réconciliation diplomatique médiatisée telle que l’on en voit habituellement entre pays. L’Élysée s’est félicité du projet d’Éric Schmidt de créer un Institut européen de la culture à Paris ainsi que d’investir dans les universités françaises et d’y financer des programmes de recherche.
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Outre-Rhin, Google a dû par deux fois affronter les foudres d’Angela Merkel. D’abord à la veille de la version 2009 de la Foire du livre de Fr